Les lapins sont toujours en retard mais pas le public qui lui, est en avance. Je méditais cette phrase en contemplant les 160 personnes qui me précédaient, sagement parquées derrière un cordon délimitant la file d’attente. Incontestablement, la pièce est un succès public. D’une manière très française et fort peu intelligente, j’ai commencé à me demander ce que je faisais là, comme si le succès de la pièce était un oreiller posé sur mon visage et m’étouffant. A quoi pourrait bien servir ma critique surtout que les bribes de phrases qui me parvenaient du public me révélaient ce dernier tout acquis aux lapins. Et le public ne parlait pas civet mais bien théâtre. Je suis toute de même resté.
Une sorte de mur, tout de lumière, occupe la partie centrale du fond de scène. De part et d’autres, d’ingénieux cubes sur roulettes permettent les changements de lieux d’action en quelques tours de roues. Ces cubes, évidés, contiennent l’un un canapé, l’autre un bureau de police. Cinq comédiens vont jouer un double rôle. Face à son psy, Alice va évoquer sa sœur jumelle flic, et ses amours. La sœur jumelle a bien choisi son métier : elle peut vivre célibataire, assumer son choix et jouir de la vie. Hélas, elle est parfois affublée d’un coéquipier dédaigneusement surnommé par sa femme coucouillon. Il est vrai, cet agent est assez crétin…comme certains lapins après tout.
La pièce fait rire. C’était l’objectif des Lapins et la cible est atteinte en plein cœur. Il faut dire que les réparties sont nerveuses, percutantes, d’actualités et même audacieuses (les religions, les enfants, la vie de couple..) et vont droit au but comme une balle tirée d’une arme de service. Il y a de l’humour noir (la victime passée à tabac et l’annonce à la mère du décès de son fils), de la misère humaine (la copine de la femme flic qui s’accommode de son mari, histoire de ne pas vivre seule) et de la bêtise (Coucouillon).
Les cubes, dotés d’éclairage propre (c’est classieux) ne cessent de pivoter : les scènes se multiplient comme autant de plans d’un film au montage très nerveux. Ce rythme effréné peut agacer voire fatiguer. Ce sentiment sera d’autant plus présent que la construction de la pièce et sa mise en scène étouffent le plaisir du théâtre où tout peut sembler arriver tant ici on constate à quel point tout est maîtrisé, dosé et calibré. La perception trop vive de cette perfection rend parfois le spectacle des Lapins aussi chaleureux qu’un décor contemporain minimaliste et conceptuel et dans les tons gris. Heureusement, les personnages et le jeu des deux actrices sont superbes. A elles seules, elles permettent au public d’échapper à cet aspect, parfois sans âme, de la mise en scène.
Il y a d’abord Ariane Mourier qui joue les rôles d’Alice et de sa sœur jumelle. Ariane Mourier a une pêche pas possible. Elle sait passer avec allégresse, et en quelques secondes, de la fille un peu romantique gnangnan et jamais en phase avec le monde (à la Lewis Caroll) à la femme flic qui en a et qui n’a pas besoin d’un homme à ses basques. Ariane Mourier est une jeune actrice plus que talentueuse : c’est elle qui a écrit la pièce, bravo pour tant de savoir faire !
Il y a ensuite Aude Roman qui incarne principalement l’amie de la femme flic, une amie un peu encombrante lors des crises de larmes et surtout une amie qui met au fond du tiroir toute velléité de vivre sa vie en faisant des choix autres que ceux dictés par le confort.
Il y a les rôles masculins…. Mais ils m’ont moins intéressé. Il y a Cyril Garnier dont on retient le rôle de l’amant d’Alice, Loïc Legendre qui interprète le commissaire et le mari, tout en douceur, de l’ami d’Alice et enfin Yannik Mazzilli qui interprète le psy et le co-équipier de la sœur jumelle d’Alice.
En conclusion, une pièce comique qui atteint sa cible mais qui fatigue un peu par sa mise en scène “ping pong”. Ne soyons pas injuste, Ariane Mourier procure beaucoup de plaisir en tant que comédienne et en tant qu’auteur talentueux.
Les lapins, en retard ou non, se rassemblent à 19 heures 20 au théâtre des Béliers.
Fred Lecoeur
(Publication initiale : 17 juillet 2016)