Théâtre

« Eux sur la photo », expérience théâtrale immersive et réussie !

Les histoires d’amour finissent mal chantaient, il y a quelques années, les Rita Mitsouko. Elles finissent peut être mal mais elles donnent parfois naissance à de belles créations artistiques. « Eux sur la photo », adapté du roman éponyme d’Hélène Gersten par Brigitte Baillieux, est l’exemple parfait de cet enfantement heureux des histoires d’amour malheureuses.

Au festival royal de théâtre de Spa, la maison Éphémère offre aux spectateurs un grand moment de théâtre, imaginatif dans sa mise en scène et prodigieusement immersif pour les spectateurs. On peut parler de réussite sans galvauder ce mot. La réussite est d’autant plus spectaculaire que le matériau de base est des plus ténus, des plus simples et des plus communs. Une histoire d’amour contrariée, des secrets de famille et une jeune génération qui veut connaître et comprendre ses origines. On nage dans l’archétype de la banalité. Magie du théâtre, du metteur en scène et des comédiens : la banalité sans aspérité, si propre à notre monde contemporain, et singulièrement si répandue dans les arts, se transforme ici en une expérience théâtrale et humaine originale et presque sidérante.

Le choix de la mise en scène est capital dans cette réussite. Une enquête pour élucider un secret familial se déroule dans le temps et cette linéarité temporelle est vécue de façon active par les spectateurs. Ces derniers sont invités à suivre un parcours parsemé d’étapes qui délivrent différentes pièces d’un puzzle. Au terme du parcours, le puzzle est reconstitué, le mystère levé et l’avenir peut-être chargé d’espérance. Chaque étape de l’itinérance du public est une scène nouvelle ornementée de photographies à la manière d’un roman photo mais version édition de luxe. Les étapes sont situées dans un décor grandiose, celui du parc de Sept-Heures. Les spectateurs, équipés d’un siège pliable, avancent d’un point à un autre, ici, d’un espace scénique à un autre, guidés par un narrateur lui même équipé d’un efficace et poétique parapluie lampadaire. Le narrateur, sorte de Monsieur Loyal de l’histoire, est interprété par Guy Theunissen. Ce dernier endosse le costume du guide avec une élégance sereine. L’acteur établit avec le public un lien puissant et de confiance. Guy Theunissen est particulièrement efficace dans ce rôle complexe. En effet, l’acteur incarne le fantôme d’un personnage qui dans le passé à presque tout vu. A sa manière, il est le fantôme de celui qui était ce que sont aujourd’hui les spectateurs : comme eux, il observait une action dont il n’était pas acteur, ou si peu. Comme lui autrefois, le public assiste aux efforts d’un jeune homme (Stéphane) et d’une jeune femme (Hélène) dans la recherche de la vérité, de leur vérité. Guy Theunissen donne vie avec talent à son personnage ressuscité, aidé en cela par un charisme redoutable. Guy Theunissen est donc capable de tout et ici du meilleur.

Les acteurs sont évidemment le deuxième facteur de réussite de cette production. Aux côtés de Guy Theunissen, Coraline Clément interprète la jeune femme qui enquête sur le passé de sa mère décédée de façon brutale. L’actrice se glisse avec aisance et conviction dans ce rôle. Elle  se montre tour à tour fragile face aux tiraillements des questions sans réponses et pleine de puissance dans sa détermination à percer le secret de famille et à s’avouer amoureuse de l’homme qui lui ouvre les albums photographiques de sa propre famille. Cet homme est interprété par Renaud Van Camp. Lui aussi se montre convaincant dans le rôle de l’homme amoureux de la jeune enquêtrice. Elle et lui, Hélène et Stéphane seront comme un repentir du destin qui essayera de donner à la jeune génération ce qu’il a refusé à la précédente. Ce n’est pas facile d’être les pions d’un destin qui regrette sa cruauté, du moins peut-on l’espérer. On devine les comédiens soumis à une rude épreuve physique. Ils se donnent à leur personnage et le résultat séduit.

« Eux sur la photo » est un spectacle intriguant et captivant. Visuellement beau grâce aux nombreuses et belles photographies qui illustrent chaque scène et donnent des indices sur les lieux, sur ce qu’il s’est passé ou sur ce qui est en cours, mais hors texte. Beauté visuelle évidemment grâce aux éclairages mobiles qui percent la nuit comme nos enquêteurs percent le voile opaque qui les sépare de la vérité enfouie dans les secrets. La scène où Hélène et Stéphane se blotissent l’un contre l’autre au bord d’une pièce d’eau est un exquis moment de splendeur visuelle : la nuit, les corps magnifiquement éclairés et leur reflet dans la pièce d’eau. La photographie vivante est sur papier glacé brillant, c’est beau et sensuel.

Brigitte Baillieux a fait preuve d’une grande audace dans sa mise en scène. Le principe de cette itinérance de nuit dans un parc est un coup de maître. Le public n’a jamais été aussi intelligemment mêlé à un spectacle vivant. L’épilogue d’ « Eux sur la photo » n’aurait jamais pu avoir un tel souffle sur la scène classique d’un théâtre. Seul le cinéma aurait pu produire un effet avoisinant mais ici, le public est là, dans la scène et il regarde les deux amants s’enfuir en courant le long d’une allée large et profonde. Les spectateurs regardent Hélène et Stéphane se diluer lentement dans la nuit étoilée tandis que les odeurs du sous bois se montrent presque enivrantes. Le public regarde cette allée qui, dans quelques minutes, va aussi l’avaler dans ses poches d’ombre. Est-ce la vie, notre vie que nous regardons passer à toute allure avant de se diluer dans le néant ?

Un grief modeste sera adressé à Brigitte Baillieux : plus jamais je ne verrai le parc de Sept-Heures comme avant. Impossible, désormais, de ne pas se remémorer en ces lieux, les impressions et les images d’ « Eux sur la photo ». Impossible de ne pas voir la course éperdue d’Hélène et de Stéphane, impossible de ne plus les apercevoir avalés par la nuit.

Fred Lecoeur

« Eux sur la photo » au festival de théâtre de SPA les 9, 10 et 11 août 2019 à 20H30 et le 17 août 2019 à 16 heures ainsi que le 18 août 2019 à 18 heures.

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