Théâtre

Avignon 2016 : les damnés où le spectacle du vide

En 2015, Le Roi Lear, cette année, Les Damnés. Deux spectacles qui nous parlent de la violence du monde et des hommes, de la dépossession du pouvoir et du bain de sang qui semble être l’inéluctable avenir de nos sociétés gangrenées par la folie. Les critiques du Roi Lear avaient été cinglantes pour Olivier Py tandis que celles des Damnés sont un concert de louanges. Pourtant, à l’issue de la représentation des Damnés, le spectacle d’Olivier Py ressort grandi de la comparaison. En effet, les Damnés sombrent dans  deux écueils : une absence cruelle de texte digne d’une grande scène de théâtre et une mise en scène sophistiquée, clinquante et pétaradante qui aveugle mais ne parvient pas à cacher le vide du propos, l’absence de contenu et de sens de cette production 2016 du festival d’Avignon.

Alors oui, incontestablement Ivo van Hove a élaboré une mise en scène sophistiquée, fractale, multiple et complexe. De ce point de vue, le travail du metteur en scène est époustouflant. Il mêle aux personnages leur propre image, sur écran géant, en les fondant dans la représentation de ce qui se passe autour d’eux, hors de leur demeure, en Allemagne sous le régime nazi puisque l’histoire des Damnés se situe dans cette dramatique période. Il mêle les acteurs à l’image du public, spectateur impuissant et discipliné qui contemple la prise du pouvoir par les nazis et la destruction du clan des Essenbeck, riches industriels occupant une place centrale dans l’armement de l’Allemagne. Le public serait-il une métaphore du peuple allemand qui assista, presque impassible, à la mise en pièce de l’ancienne Allemagne ? On se pose la question…

Cette mise en scène sophistiquée, hélas, tourne dans le vide. Certes, il se passe des choses sur scène ou du moins une chose essentielle et répétitive au point de lasser : la mise à mort, un par un, des membres du clan Essenbeck devenus inutiles au nouveau régime. Les 2 heures 30 du spectacle seront consacrées à cette mise à mort de chacun des membres du clan…et c’est tout. Alors oui, c’est violent, alors oui, il y a du sang, alors oui, il y a de l’humiliation pour la mère de l’héritier du clan, alors oui, il y a des insinuations lourdes sur la pédophilie, alors oui, il y a du bruit, des détonations et tout ça nous parle de quoi ?  De rien ! rien sur les motivations, rien sur le comment et le pourquoi de ce qui ce passe et des compromissions, rien sur les ressorts psychologiques qui animent, lient et délient les personnages, rien, le vide abyssal ! Aucune critique du système politique et de ce qui a permis aux fascistes de prendre le pouvoir, aucun parallèle avec le monde d’aujourd’hui. Les nazis, c’est bien d’en parler, mais ils ont quitté la scène du monde il y a  70 ans. Pourtant notre monde ne manque pas d’héritiers du nazisme, mais la pièce ne vous dira rien de tout cela. C’est si consensuel de parler du passé et si prudent de se taire sur le présent.
Le film de Visconti, par ses dialogues, sa construction, sa durée nous conduisait dans les méandres psychologiques des personnages. Les Damnés de 2016 nous conduisent à un espace vide, orangé, traversé par les acteurs. Si un film peut se passer de dialogues brillants, la magie de la photographie et de la mise en scène complétant la faiblesse du texte, ce n’est pas pareil pour un spectacle joué sur scène. Force est de constater que les dialogues des Damnés sont d’une pauvreté affligeante. La langue française parait plate comme calibrée pour un téléfilm et la déception est grande quand on se trouve dans la Cour d’honneur du Palais des papes et face aux comédiens du Français. Sur ce point, la comparaison avec le Roi Lear est évidemment sans appel.

Qui a vu le film de Visconti ne pourra qu’être déçu par le choix du comédien qui incarne Martin, l’héritier du clan Essenbeck. Il est vrai, succéder à Helmut Berger n’est pas simple. Mais ici, le comédien semble bien trop neutre dans ses expressions et sans grande subtilité dans le jeu. Il ne possède pas la beauté espiègle et perverse de Helmut Berger. La mise en scène, si elle est sophistiquée, emprunte bien des facilités contemporaines : les acteurs passent une bonne partie de leur temps à s’habiller et à se déshabiller, pour finir, pour certains, nus sur scène. Sur ce point, les spectateurs vivent un moment de sidération absolue on contemplant Denis Podalydès nu, glissant dans des flots de bière déversés sur la scène. Autres tics contemporains de mise en scène : les armes pointées sur le public et les déflagrations censées nous faire passer virtuellement de vie à trépas. Le Roi Lear, utilisait les mêmes clefs de mise en scène où se mêlaient nudité et armes automatiques mais il faut bien l’avouer, ces tics de mise en scène avaient une puissance et une cohérence que l’on ne retrouve pas dans les Damnés où tout est avant tout esthétique et image. Bref, vous l’avez compris, les Damnés, en tant que spectacle total, n’arrivent pas à la cheville du Roi Lear mis en scène par Olivier Py ni à un quart de bobine du film de Visconti.

Fred Lecoeur.

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