Réflexion

Le septième pont de Bordeaux

Bordeaux vient d’inaugurer son nouveau pont sur la Garonne. Le septième pont de l’agglomération, cinquième en enlevant les ponts ferroviaires, et seulement deuxième pont urbain. D’abord, on a eu le pont de pierre. Non pas parce que c’est Pierre qui l’a fait, mais parce qu’il est fait en pierres. Commandé par Napoléon Ier. La petite histoire raconte que Napoléon, descendant en Espagne avec ses troupes, se trouva bloqué à Bordeaux et perdit de longues heures à faire traverser son armée dans des bateaux. Il ordonna la construction d’un pont « pour son retour », il fut achevé douze ans plus tard. Le pont a bien changé depuis, puisqu’il accueille désormais le tramway alimenté par le sol, innovation mondiale en son temps… qui a valu quelques bon ratés au démarrage. Mais c’est comme ça qu’on avance, en faisant des essais et en rectifiant le tir. Et puis, si tout marchait du premier coup, ça serait moins drôle. Quoi qu’il en soit, ses origines sont marquées à jamais, puisque de Napoléon Bonaparte, il reste le nombre d’arches que compte le pont : 17, une par lettre qui compose le nom de l’Empereur.

Deuxième pont, la passerelle Eiffel. Non pas parce que c’est Eiffel qui l’a fait, mais parce qu’il a gribouillé son nom sur un bout de papier. Elle est l’œuvre de Stanislas de la Laroche-Tolay et Paul Régnauld, Gustave Eiffel, vingt-six ans à l’époque, n’étant alors « que » le directeur du chantier. Mais on retrouve là la base des projets futurs de l’ingénieur mondialement connu : des croisillons de fer. Il a également participé à la mise au point des fondations, selon un procédé qu’il appliqua à nouveau pour la tour Eiffel. D’Eiffel, il ne reste plus grand chose : un tas de rouille au dessus de l’eau, une carcasse de fer éventrée, évidée. La passerelle a bien changé depuis, elle a un temps accueilli les trains à vapeur, puis les trains diesel, puis les trains électriques, et même les TGV ; elle n’est plus maintenant qu’un ponton qui traverse entièrement la Garonne sans être relié à la terre ferme ni d’un côté, ni de l’autre. Mais d’Eiffel, il reste un espoir, l’espoir de la piétonnisation de la passerelle, créer un lien nouveau, tout en gardant l’ancien.

Troisième pont, le pont Saint-Jean. Non pas parce qu’il résulte d’une intervention de l’apôtre, mais parce qu’il débouche sur le quartier Saint-Jean et la gare du même nom. Un joli pont presque autoroutier, 2×3 voies séparées par un muret en béton, trottoirs et pistes cyclables très peu utilisés et également séparés d’un muret, le tout limité à 70 km/h, et pourtant à proximité immédiate du centre… Quartier Saint-Jean, quartier de gare, en perpétuel mouvement. Quelle révolution au milieu du XIXème siècle, quand Bordeaux (rive droite) a été reliée à Paris par le train. Quelle révolution début XXème, quand le chemin de fer a traversé la Garonne et que la gare principale s’est retrouvée dans le quartier Saint-Jean. Quelle révolution en 1990, quand Paris-Bordeaux s’est fait pour la première fois en trois heures. Quelle révolution dans quelques années, quand Paris-Bordeaux se fera en deux heures seulement. Du quartier Saint-Jean, il restera le mouvement, l’accélération, le passage, l’esprit de la gare toujours rénovée et modifiée, et ce pont que l’on traverse à toute vitesse.

Quatrième pont, le pont d’Aquitaine. Non pas parce que c’est Aliénor d’Aquitaine qui l’a fait, mais parce qu’il est en Aquitaine. Un des symboles des années 60 et de la volonté de l’État de créer des métropoles d’équilibre pour contrebalancer le poids de Paris. Dans ce cadre, il était prévu de boucler la rocade bordelaise. Mais tout n’est pas si simple, et l’histoire est pleine d’accélérations et de retards. Le pont d’Aquitaine a été décidé par Jacques Chaban-Delmas en 1954, alors qu’il était maire de Bordeaux et depuis très peu ministre des Travaux Publics. Mais entre le début des travaux qui n’a lieu qu’en 1961 et l’inauguration en 1967, tout le processus de construction du pont Saint-Jean, de sa décision à son ouverture, a eu le temps de se faire… Bordeaux se retrouve donc en deux ans avec deux nouveaux ponts routiers, l’un très proche du centre, l’autre (le pont d’Aquitaine) davantage en périphérie, et dans un projet plus global de contournement de l’agglomération. Magnifique pont suspendu au dessus de la Garonne, il a depuis gagné quelques voies supplémentaires, de nouveaux câbles (avant que ceux d’origine ne lâchent tous), des limitations de vitesse de plus en plus réduites, beaucoup de bouchons, et plusieurs radars automatiques. Il a vu passer quelques trois-mâts emblématiques, le Belem, le Cuauhtémoc, mais aussi de nombreux paquebots comme le Prinsendam, le Nautica, l’Azamara Journey, le Seven Seas Voyager,… De l’Aquitaine, il reste la grandeur, le prestige, la richesse, l’invitation au voyage, à l’exploration d’un autre monde.

Cinquième pont, le pont François Mitterrand. Non pas parce que c’est François Mitterrand qui l’a construit, mais parce qu’il l’a inauguré. Complément naturel du pont d’Aquitaine, son ouverture a permis de boucler la rocade… en 1993. L’ex Président de la République n’étant pas assez mégalo pour donner lui-même son nom à un pont de son vivant, il fut appelé un temps pont d’Arcins, du nom de l’île voisine. Un pont en bordure d’agglomération, entre Carrefour et Auchan. Assez proche dans sa forme et dans son fonctionnement du pont St Jean : un gros truc massif en béton pas très esthétique, construit assez rapidement, permettant à la fois le transit des camions allant vers l’Espagne et des liaisons au sein de l’agglomération, mais absolument pas doté d’une image urbaine, pas adapté aux vélos ou aux piétons, à peine aux bus à condition de ne pas aller trop vite dans les échangeurs tout en courbes… D’ailleurs, aucun bus de ville ne l’emprunte. Et si des changements sont envisagés, il s’agirait en premier de transformer la piste cyclable en voie de circulation supplémentaire. Alors oui, ce pont est un lien, mais un lien entre Bayonne et Paris davantage qu’entre Bègles et Bouliac. De Mitterrand, il reste l’ambition, la distance, la réponse technique à un problème bien plus large.

Sixième pont, le pont ferroviaire de Bordeaux, ou pont Garonne. Non pas parce que pont Pepy ça sonnait mal, mais parce qu’on n’a simplement pas pris le temps de lui donner un nom. Le pont qui devait faire sauter le bouchon ferroviaire de Bordeaux, spécificité locale. Coincé entre le pont St-Jean et la passerelle Eiffel, il la remplace depuis 2008 : la pauvre vieille dame de fer n’était plus suffisante pour recevoir autant de train, d’autant plus que l’arrivée du TGV en 2017 annonce de nombreux trains supplémentaires… Il était nécessaire de construire un nouveau pont plus capacitaire, avec quatre voies au lieu de deux, sur lequel les trains peuvent rouler à 60km/h au lieu de 30km/h. Un week-end durant, il a fallu interrompre toute circulation au dessus de la Garonne de manière à effectuer les raccordements. Libourne devint alors, le temps d’un week-end, la gare principale de Bordeaux, la fin du trajet se faisant en car. Quel rôle noble pour celle qui ne verra bientôt plus passer que quelques TGV de seconde classe, tandis que les autres passeront à pleine vitesse à une quinzaine de kilomètres de là. Malgré son jeune âge, ce pont a déjà beaucoup changé : construit en deux ans seulement, il a fallu deux ans de plus pour poser… deux voies de plus, et qu’il atteigne ainsi sa capacité maximale. Mais seul le temps nous dira si ce nouveau pont suscitera les mêmes rêves de voyages, les mêmes illusions et désillusions, les mêmes grands départs et belles arrivées, que sa voisine éventrée, entièrement évidée, la triste passerelle Eiffel. Au dessus de la Garonne, il reste deux ponts ferroviaires, l’un promis à un avenir radieux, l’autre à une fin atroce… à moins que ce ne soit le contraire.

Enfin, septième et dernier pont, le pont Chaban-Delmas. Non pas parce que c’est Chaban qui l’a construit (il aurait bien eu du mal, le pauvre), mais parce que toute occasion est bonne à Bordeaux pour rendre un nouvel hommage au plus grand des petits hommes. Un nouveau pont attendu depuis longtemps, pour soulager le pont de Pierre et le pont d’Aquitaine, à mi chemin entre les deux. Un pont résolument urbain malgré sa taille imposante, qui permet de gagner un temps considérable entre les deux rives et d’éviter de sacrés détours. Un pont levant majestueux qui s’est déjà levé devant le Belem, qui s’est baissé alors qu’était tiré un feu d’artifice d’une rare beauté en son honneur. Un lien entre deux rives pour les terriens, une porte d’entrée pour les marins. Quel changement dans le paysage bordelais que ces quatre piliers qui s’élancent dans le ciel. Bien ancré dans le sud-ouest : en position ouverte, tablier dans les airs, on pourrait croire que la Garonne est un immense terrain de rugby où le pont serait les poteaux. Mais si l’utilité et l’élégance de ce nouvel ouvrage d’art font consensus, cela ne suffit pas à oublier la polémique autour du choix de son nom. Alors que son nom de projet était accepté par tous, pont Bacalan-Bastide, ou Baba pour les intimes, en rappel des deux quartiers qu’il relie, il a fallu lui trouver un nom plus officiel. La majorité municipale a choisi Jacques Chaban-Delmas, cet ancien maire de Bordeaux qui en a tant fait pour la ville durant 50 ans, mais pour qui on a déjà débaptisé un stade et réalisé une statue de plus de trois mètres de haut à un demi million d’euros. Etait-il nécessaire de lui rendre un hommage supplémentaire à travers ce pont, l’opposition en doute, si bien qu’elle a proposé de l’appeler pont Toussaint Louverture. Toussaint Louverture, héros national à Haïti, initiateur de la révolution qu’il n’aura pas eu le temps de voir, grande figure de l’abolition de l’esclavage. Et si ses agissements sont parfois contestés et son jeu politique souvent trouble, Chaban ne fait pas meilleure figure dans ce domaine. Bordeaux, au passé négrier incontestable mais dissimulé, avait l’occasion d’ériger un symbole pour renouer avec son passé et marquer une fois pour toute le changement de paradigme, en finir avec la honte de celle qui n’assume pas, qui nie presque. Mais voilà, on a préféré Chaban, ses grandes réalisations, la richesse acquise sans oser dire d’où elle vient. De Toussaint Louverture, il ne reste qu’une impasse entre la voie ferrée et les boulevards, et un pauvre buste posé dans un coin d’herbe, rive droite, rive que l’argent de la traite des noirs n’a jamais atteint.

Matthieu CARLESSO