Certaines journées commencent mal ; plus grises que d’autres. Un goût amer de dépossession me noue le ventre ; une remontée acide brûle ma gorge. Jean d’Ormesson s’en est donc allé pendant que je dormais. Jean d’Ormesson, la mémoire de ce qui fut, une image de la culture française, un homme qui savait faire la conversation sans lasser ni ennuyer.
Quelques images ont surgi dans ma tête quand j’ai appris son décès :
Il y a l’image d’un homme svelte, de belle prestance, quittant une librairie lyonnaise, vêtu de son imper, beige si mon souvenir est bon, au bras d’une femme élégante. Je les revois se dirigeant place Bellecour et se fondre dans le décor minéral de ce grand espace urbain. Jean d’Ormesson accompagné d’une sublime femme rejoignant la foule encore éparse d’une fin d’après midi.
Il y a l’image de cet homme heureux, vêtu de son costume d’académicien, accueillant Marguerite Yourcenar à l’Académie française. Combat de titan contre les préjugés et le conservatisme. Jean d’Ormesson avait dû livrer deux batailles : la première auprès de Mme Yourcenar qui ne voulait pas solliciter son entrée à l’Académie, la seconde auprès de nombreux académiciens qui n’envisageaient pas une femme assise parmi eux. Quelle belle réponse de Jean d’Ormesson au discours de réception de Marguerite Yourcenar à l’Académie française. Jean d’Ormesson était un homme de tradition mais aussi de progrès. Il était un homme lucide, « le changement, la nouveauté, le progrès lui-même, oui, le progrès, porteur de tant de menaces à côté de tant de promesses, risquent de faire du futur quelque chose de sombre, d’inquiétant, d’aussi cruel que le passé – ou peut-être encore bien plus – (…) » (1). Il était un homme qui ne se confinait pas dans la défense des traditions et le rejet de la modernité « L’avenir sans le passé est aveugle ; le passé sans l’avenir est stérile. » (1)
Il y a l’image de ces yeux bleus, limpides et lumineux. Deux yeux illuminant un visage qui portait avec naturel les marques du temps, les sillons des années. Deux yeux qui apaisaient celles et ceux qui s’approchaient de Jean d’Ormesson et qui, aidés par son sourire franc, facilitaient le contact entre le public et l’homme de lettres.
Il y a l’image de la sourde rivalité, pour ne pas dire animosité, entre Jean d’Ormesson et cet autre grand homme de lettres pétri de culture : Roger Peyrefitte. Dans ses « Propos secrets », Peyrefitte donne une image peu flatteuse de Jean d’Ormesson. Mais cette image est celle d’un concurrent, plus jeune, qui veut briller et qui se sent, à tort ou à juste titre, éclipsé par l’éclat de Peyrefitte. Je cite cette rivalité car elle ne fait que révéler la présence de deux monstres de la culture et du savoir : l’un déjà en place (Peyrefitte) et l’autre en voie d’installation (d’Ormesson). Peyrefitte et d’Ormesson représentent la mémoire du passé et le raffinement de la langue française. L’un a désormais rejoint l’autre, là où nous irons tous.
L’ultime image qui brouilla mon réveil fut le souvenir de « La Douane de mer ». Je me plais à imaginer Jean d’Ormesson parcourant la Terre, le ciel, le temps et l’espace. Il est désormais affranchi des contraintes physiques. Tout est facile, limpide et naturel. J’imagine, avec un certain frisson, que si tout n’est pas hasard, alors Jean d’Ormesson a peut être été accueilli dans cet autre monde par Chateaubriand. Quelle rencontre ! Je me plais à le voir vagabonder dans l’infini. L’amour, l’amour, il n’y a que l’amour et c’est la force de l’univers. Jean d’Ormesson est ivre d’amour, de liberté et de beauté. Quand ce soir, je regarderai les étoiles, je vais penser à Jean d’Ormesson et je vais me demander autour de quel astre il tournoie, s’exalte, joue et s’extasie. Peut-être nous regardera-t-il. Peut-être sera-t-il un peu triste de nous voir si peu habiles à profiter de la vie terrestre, si prompts à détruire le merveilleux et si incapables de dire à l’autre « Je t’aime ».
Pascal Gouriou
(1) : Extraits de la réponse de Monsieur Jean d’Ormesson au discours de réception de Madame Marguerite Yourcenar à l’Académie française.