Auteurs, Littérature

“Un crime d’amour” sous le signe des tropismes

Le nouveau roman est un mouvement littéraire qui a eu son heure de gloire et ses célébrités. Parmi ces célébrités, nous paul-bourget4 trouvons Nathalie Sarraute dont les derniers textes frappent par leur épure et leur efficacité. Tout a commencé pour Nathalie Sarraute, pour le grand public, avec un petit livre publié (en fait réédité) aux Editions de Minuit, l‘éditeur du nouveau roman. Cet ouvrage modeste par son nombre de pages a sonné comme un coup de tonnerre dans la production littéraire. Il s’agit de « Tropismes ». Ce texte brillantissime évoque ces changements d’états intérieurs qui constamment nous amènent à exprimer nos émotions et à prendre des décisions ou à ne pas en prendre. Décrire l’univers mental des protagonistes d’une histoire est un vaste et ambitieux projet et un projet casse-cou pour un éditeur : il ne faut pas rebuter le lecteur. Nathalie Sarraute a su relever le défi par petites touches et déjà avec une économie de moyens qui inscrit « Tropisme » dans les ouvrages sans âge car ils ne vieillissent pas, étant hors du temps donc immortels.

Un autre auteur français mérite lui aussi la reconnaissance des lecteurs et même la passion de ces derniers. Son nom est pour ainsi dire aujourd’hui inconnu de tous : Paul Bourget. L’auteur était pourtant membre de l’académie française. A ce titre, il appartenait au monde des célébrités de son époque. Son œuvre est considérable : plus d’une trentaine de romans, d’innombrables nouvelles, de la paul-bourget2poésie, des essais et des pièces de théâtre.  L’un deux, irrésistiblement, est le premier éclat lumineux de cette boule de lumière que sera « Tropismes ». Ce roman s’intitule « Un crime d’amour ». Le titre est trompeur car immédiatement on imagine une histoire romanesque où le crime fricote avec l’amour pour le plus grand bonheur des lecteurs de romans de gare. Juger le livre par son titre est l’erreur à ne pas faire. « Un crime d’amour » n’est en rien un roman de gare ou le pitch d’un soap opéra. « Un crime d’amour » est un texte subtil qui fait rebondir le lecteur de l’espace mental d’Hélène Chazel à celui d’Armand, baron de Querne. Paul Bourget nous fait assister impuissant à l’inexorable destruction d’une femme amoureuse qui sera menée au bucher par son amant lequel ne percevra en elle qu’une femme facile, insincère et que l’on rejette sitôt les plaisirs de la chair épuisés. Il y a méprise entre les deux êtres. Chacun interprète les faits, les gestes et les sentiments de l’autre de façon erronée car chacun est prisonnier de sa caste sociale, de sa condition d’homme ou de femme. Hélène est une corde vibrante que la vie  a malmenée en lui faisant épouser un homme qu’elle n’estime pas. Armand est un aristocrate désœuvré dont la seule occupation est de consommer sa fortune en habillant son oisiveté de beaux habits. Le baron, sans doute trop conscient de la médiocrité des hommes pour bien les fréquenter, est incapable de concevoir de la sincérité chez une femme aimante. Pour lui, tout est jeu. La vie est un magnifique jardin dans lequel il faut bien batifoler en attendant le dernier souffle. Alfred Chazel, le mari, est un homme naïf, aveugle et bon. Paul Bourget a le talent de nous faire vivre une histoire effroyable sans éloigner ses personnages de leur humanité. Tous méritent mieux mais chacun ne récoltera que de l’insatisfaction et de la déception.

Le talent de Paul Bourget est de nous tendre un miroir des états d’âme, des hésitations, des audaces et des renoncements mentaux d’Hélène et d’Armand. Nous sommes avec eux et en eux. Notre position devient vite inconfortable car on mesure la méprise et leur aveuglement sans pouvoir faire quoi que ce soit. Le lecteur assiste au drame dans une position inconfortable de voyeur qui a pénétré au cœur de l’intimité des personnages : dans leur pensée. Le texte est donc audacieux et à sa manière, Paul Bourget, nous plonge dans ce que Nathalie Sarraute appellera des tropismes. Ce n’est pas rien, une telle audace littéraire car «Un crime d’amour» a été publié en 1886 chez Plon, cinquante trois ans avant la première publication de « Tropismes » et soixante et onze ans avant la retentissante réédition du texte de Nathalie Sarraute aux Editions de Minuit.  Publié au 19ème siècle, « Un crime d’amour » possède le charme de ces ouvrages qui nous décrivent avec légèreté la vie dans ce siècle et plus particulièrement la vie parisienne. Nous sommes avec les personnages et nous partageons un peu de leur existence dans le Paris du 19ème siècle. Le livre se pare d’un charme indéniable, un peu proustien. Ce serait une erreur de comparer ce livre avec l’univers de Proust. « Un crime d’amour » est plus épuré dans la forme et va directement droit au cœur ou plutôt droit à l’encéphale. Ce livre a aussi une ambition plus modeste : il ouvre une fenêtre sur un moment charnière de la vie de deux êtres et la referme aussitôt l’irrémédiable accompli.

Paul Bourget fait partie de ces auteurs que la notoriété a égaré dans un désert. Il suffit de quelques jugements négatifs proférés par Bloy, Céline ou Gide pour que Paul Bourget soit exilé de la liste des auteurs à lire. Cet exil ne pourra que prendre fin car son œuvre est la, bien présente, débarrassée de querelles d’égo et idéologiques. De son vivant, Paul Bourget a occupé central dans le monde littéraire français. Inévitablement, à juste ou injuste titre, il ne pouvait que susciter des prises de position radicale pour ou contre lui. C’est vrai, Paul Bourget a un beau style. La phrase est respectueuse de la langue française et alors ? La beauté du style n’est pas une infamie.  Heureusement, l’avantage de la littérature est d’atteindre des lecteurs appartenant à des générations du futur, des lecteurs sans a priori qui ne peuvent qu’entretenir avec une œuvre un rapport intellectuel et même sensuel sans être encombré par de vaines querelles historiquement datées. Paul Bourget qui a tant influencé Friedrich Nietzsche, Maupassant, Loti, Mirbeau et même Zola est de la trempe des auteurs qui ne périssent pas car leur œuvre est solide. Il est temps de redécouvrir l’œuvre. Certes, il ne s’agit pas de glorifier toute la production de cet auteur mais il est inconcevable qu’un texte tel que celui d’«Un crime d’amour » soit à ce point oublié. Il est temps de le lire ! Paul Bourget est décédé le jour de Noël 1935. Son œuvre a basculé dans le domaine public. Le livre numérique offre ainsi une belle occasion de découvrir des éléments négligés du patrimoine littéraire français. « Un crime d’amour » a été édité par Feedbooks et est téléchargeable gratuitement en format Epub notamment. Lecteurs, à vos liseuses !

Pour une étude au scalpel de ce livre, vous pouvez lire l’article publié sur Wikipédia. Toutefois, je vous conseille de ne pas le faire avant d’avoir lu le livre de Paul Bourget car il me semble important d’aborder ce livre avec beaucoup d’innocence, de se faire sa propre idée du livre et de le mettre en résonnance avec son vécu, ses autres lectures, l’expérience que l’on a de la vie. L’article de Wikipédia servira dans un second temps pour creuser ou du moins voir comment d’autres ont creusé certains aspects de l’ouvrage.

PG