Réflexion

Comme une bulle d’eau à la surface du néant

Dimanche 12 août 2012, 16 h 00. Dehors, il fait très chaud. Les volets hermétiquement clos de ma chambre préservent une agréable fraîcheur. Assis devant mon ordinateur, je regarde un western de 1971, « The hunting party ». Le chef d’une bande de hors-la-loi s’est mis dans la tête d’apprendre à lire. Il enlève une blonde superbe, la séduisante Candice Bergen, qu’il croit être une institutrice. Pour son malheur, il est tombé sur l’épouse désœuvrée d’un richissime propriétaire terrien. Le mari se lance à la recherche de sa moitié avec des amis familiers de ses parties de chasse. Quête bien inutile, car la belle est déjà devenue la maîtresse de son ravisseur. Double erreur sur la ravissante personne, donc. La double méprise ? Sauf qu’à l’écran, ce ne sont pas des soufflets qui pleuvent, mais des balles de carabine de grande chasse. Les impacts sur les chairs, le sang qui jaillit, les blessures béantes, tout cela est représenté avec un réalisme effrayant.

En ce début des heureuses seventies, la blonde, mais nullement insipide Candice Bergen était sujette aux rapts suivis de massacres, telle une Hélène des temps modernes. Riche américaine dans le Maroc de 1904, elle est enlevée au cours d’une razzia dont les images splendides et cruelles sont un flamboyant prologue au film « Le lion et le vent ». Experte au jeu d’échec, la sublime Candice parvient rapidement à capter les bonnes grâces de son ravisseur, un noble de haut lignage soucieux de maintenir une tradition originale, fruit de l’union entre le raffinement de l’homme de cour et la brutalité du bandit. L’aventure aurait pu trouver son couronnement en une étreinte passionnée au-dessus de l’échiquier, si le Maroc lui-même n’était en ce début de 20ème siècle l’échiquier sur lequel les puissances coloniales allemande et française déplacent frénétiquement leurs pions. L’interventionnisme d’un Roosevelt en instance de réélection précipite l’inéluctable conflagration. «Le lion et le vent » se termine par des scènes de boucherie où l’artillerie allemande creuse des trous béants dans les rangs de la cavalerie du brigand gentilhomme.

Une actrice attachante, deux films magnifiques, mais aussi d’effroyables carnages. Est-il permis de regarder des scènes d’une telle violence, surtout un dimanche ? Et puis l’heure avance, il va être temps de partir pour le Culte. Mais dehors il fait chaud. Mais la chapelle est une fournaise en été. Que faire ? Rester chez moi ? Allons ! Il ne manquerait plus que ça ! D’accord, mais comment vais-je m’habiller ? Puis-je décemment paraître en short à l’église ? Ce n’est guère correct, même si dimanche dernier j’ai repéré un paroissien vêtu de la sorte. D’un autre côté, sortir avec un pantalon m’expose à arriver au Culte transpirant et soufflant, chose désagréable et pour moi et pour les autres. Ce dilemme confisque mes pensées pendant plusieurs minutes. Que faire ? Il est déjà 16h20 et l’Office commence à 17 h. Et si je tapais dans Google « aller au Culte en short » ? A n’en point douter, j’obtiendrais un éclairage autorisé sur cette question pour moi des plus obscures. 16h25. Je ne puis plus tarder. Le plus court est de rester comme je suis, en short. J’enfile une chemise grise, je chausse mes souliers, et je pars.

Dehors, il fait très chaud. Les rues de la ville sont désertes. Pas un chat. Evidemment, un dimanche d’août caniculaire ! L’improbable se produit pourtant. A quelque distance de chez moi, je croise une jeune fille accompagnée d’un petit garçon, son frère sans doute. La fille est brune. Son visage mince est joli. Sa robe noire et longue lui donne une apparence presque austère. Elle a une petite étoile de David dorée au cou. Elle me demande de lui indiquer l’avenue Roger Salengro. Avenue Roger Salengro ? Je ne vois pas. Je lui conseille de se rapprocher d’un arrêt de tram distant de quelques mètres et de consulter la carte. Elle me remercie. Je continue mon chemin. Je regrette de n’avoir pu la renseigner. Je fais une courte prière pour que, bien guidée, elle parvienne facilement à sa destination. Bien guidée ? Ma prière pour elle et son frère sera exaucée, je n’en doute pas.  Mais il aurait quand même été préférable que je sois capable de la renseigner. Je me sens mal à l’aise. Ces deux jeunes passants m’ont paru tellement vulnérables !

16h40. Je m’engouffre dans la station de métro. Une rame est à l’arrêt. Parfait, j’arriverai à l’heure. Je m’assieds.  Pendant tout le trajet, je ne cesse d’être tourmenté par cet épisode du chemin inutilement demandé. Je m’enfonce dans des réflexions qui n’ont rien de flatteur pour moi. Soudain, un impact foudroyant. La lumière qui jaillit dans mon esprit révèle un gouffre béant, une stupidité abyssale. Je suis consterné, abattu, défait. Avenue Roger Salengro ? Triple buse !!! Je connais très bien ! Il me suffisait de dire à la fille de prendre l’avenue Galline, à une centaine de mètres de l’endroit ou nous nous sommes rencontrés, et de continuer jusqu’à l’avenue Roger Salengro qui en est le prolongement. Et je ne l’ai pas fait ! Je m’en veux. Comment ai-je pu manquer à ce point de présence d’esprit ?  Pourquoi n’ai-je pas rendu cet humble mais utile service ? Du fond de mon néant, en proie aux morsures de la culpabilité, je perçois vaguement un nom. Semblable à une échelle de corde salvatrice, il descend miséricordieusement jusqu’à moi. Je l’agrippe : c’est celui de ma station ! Je me lève. Je descends du métro. Je sors de la fosse.

Dehors, il fait très chaud. Je regarde autour de moi, étonné. Je ne vois pas la chapelle. Je fais quelques pas, hésitant. Enfin, je me reconnais. Je suis sorti trop tôt. Je suis descendu à la station où je m’arrête tous les jours pour me rendre à mon travail. Par quelle fatalité ai-je échoué dans une paroisse si proche du lieu maudit où il me faut gagner péniblement mon pain ? Il est 16h55. La chapelle est à 10 mn de marche, au moins. Je me hâte. Des taches de transpiration s’élargissent sur ma chemise, comme tout à l’heure le sang sur les vêtements des cowboys criblés de balles. Dans quel misérable état vais-je paraître à l’église ! J’arrive enfin, inondé de sueur, haletant. A l’entrée, l’épouse du Pasteur me sourit. Elle est blonde. Elle a un joli visage. Elle porte une robe longue bleu pervenche. Un petit garçon, son fils, me tend le bulletin paroissial. Je le remercie. Le regard que je jette rapidement  à la première page m’apprend que la prédication de ce jour se propose de répondre à la question : « la vie a-t-elle un sens ? »

Elle débute par une assez longue lecture dans le livre de l’Ecclésiaste. La tradition attribue l’Ecclésiaste au richissime roi Salomon, grand propriétaire terrien, époux de 700 femmes et maître de 300 concubines. Malgré l’abondance des biens et des voluptés, Salomon ne put apparemment trouver un bonheur durable. Car l’Ecclésiaste est célèbre pour son leitmotiv : « Vanité des vanités, tout est vanité ». Le terme hébreu habituellement traduit par vanité évoque une buée, une vapeur, un phénomène éphémère et sans consistance. C’est également le nom d’un homme, Abel, fils infortuné d’Adam et d’Eve. Abel fut couvert de bénédictions, bien inutilement, puisque la mort ne lui permit pas d’en jouir longtemps. Abel tué par son frère jaloux, Caïn. Abel, ou l’échec sanglant d’une réussite.

L’homélie est typique de ces prédications qui prétendent acculer leurs auditeurs à une décision, oui ou non à Dieu. En cela, il me semble qu’elle ne fait pas justice à un texte tout en nuances. J’ai l’impression qu’elle en fausse le sens. Le rédacteur, Salomon ou un autre, n’est pas à la recherche d’une conversion. Sans doute n’a-t-il jamais ressenti le besoin de faire un choix dans ce domaine fondamental. Il reconnaît naturellement un Principe créateur dont les lois valent pour le monde moral autant que pour l’univers physique. Ce que l’Ecclésiaste met en lumière, c’est que la foi, aussi solidement ancrée soit-elle, ne dispense pas du douloureux constat des injustices qui se commettent sous le soleil. Qu’il y ait des sanctions aux transgressions de la loi morale, le rédacteur n’en doute aucunement. Seulement, il ne les voit pas. Le texte refuse de sortir de cette difficulté. Il ne propose aucune échappatoire philosophique ou théologique. Il prend les choses comme elles se présentent à lui. Il y a des injustices impunies. Il y a des malheurs immérités. C’est ainsi, tout simplement. Par son réalisme, l’Ecclésiaste m’apprend la tolérance. Parce que ce qui est me dépasse, la vie ne se conforme pas à mes conceptions de l’ordre et de la perfection. Je ne peux tout maîtriser. Tout à l’heure, je n’ai pas donné le renseignement demandé, alors que j’en avais et la volonté et les moyens. C’est ainsi.

Gracchus