Réflexion

Mais tu vas perdre deux mois de ta vie à marcher ?

“Mais tu vas perdre deux mois de ta vie à marcher ?”. Remarque de ma tante quand je lui ai fait part de ma folle envie de faire le GR10, Hendaye-Banyuls via les sommets, deux mois à crapahuter, sauter au dessus des ruisseaux, rencontrer des sangliers dans les forêts, converser avec des randonneurs, dormir sous une tente ou dans une cabane, se réveiller au bord d’un lac, enjamber des rocs ou se prélasser dessus, mettre le pied dans la bouse, s’offrir exceptionnellement une nuit en gîte pour se ressourcer et prendre une douche chaude, finir une journée trempé par la pluie, les pieds abîmés, l’abîme dans l’âme, et remettre les chaussures le lendemain, encore souffreteux mais plus motivé que jamais à terminer.

Deux mois à se dépasser, se surpasser, survoler les montagnes. Se retrouver, se remettre en question sans cesse, se déconnecter de la vie quotidienne, de la routine. Penser à soi, penser aux autres, penser à la vie, penser au sens des choses, ne plus penser à cause de la fatigue physique, penser à nouveau à cause de l’épuisement physique. S’arrêter et simplement regarder autour de soi. Prendre conscience qu’on n’est pas seul : cadre idyllique, perché sur un sommet, en contrebas un pré, au milieu coule une rivière. Au sommet : presque rien ; des pierres mises en place par une force (sur ?)naturelle, une force inhumaine, si forte que nous ne sommes rien sans elle : la Terre. Dans le pré : de l’herbe ; quelques bestioles microscopiques arrivées là par une puissance (sur ?)naturelle, une puissance inhumaine, si puissante que nous ne sommes rien sans elle : la vie. Dans la rivière : de l’eau ; quelques molécules assemblées par un phénomène (sur ?)naturel, un phénomène inhumain, si phénoménal que nous ne sommes rien sans lui : la physique. Au sommet encore : moi, presque rien, trois brins d’herbe sous la semelle de mes chaussures, quelques gorgées d’eau dans ma gourde ; un individu monté là naturellement, une simple (in ?)conscience humaine, si faible qu’elle n’est rien face au grandiose qui s’offre à ses yeux, à ce qu’il a fallu pour façonner le paysage qui s’étend à ses pieds. Deux mois de marche, est-ce trop pour prendre conscience de ce que nous sommes ? Pour saisir ce que nous ne sommes pas ? Pour se trouver une place ? Pour penser, réfléchir, arrêter de penser et de réfléchir et simplement se laisser vivre ? Se laisser aller à savourer la Terre, profiter d’elle sans l’exploiter ? Se sentir faible, fébrile, simplement humain face à la grandeur de notre planète et la puissance et la diversité du monde ? Marcher deux mois, est-ce vraiment perdre deux mois de sa vie ?

Et puis, perdre son temps, c’est quoi ? On ne perd pas son temps, on l’utilise. Quand on perd quelque chose, on a toujours l’espoir de le retrouver. Le temps passé ne se retrouve pas. Il est « dingue » de penser que chaque seconde est dépensée et perdue à jamais. Perdue, parce qu’on a l’espoir vain que le temps se rattrape. Mais non. Le moment présent du début de cette phrase est déjà le passé quand je la termine, et on ne peut y revenir.

Pour revenir à cette histoire de GR10. Deux mois dans une vie. Deux mois de temps dépensé, et non perdu. On peut dépenser son temps de tant de manières différentes, est-ce qu’une vaut mieux qu’une autre ? Certaines manières permettent de gagner du temps, autrement dit de vivre plus longtemps. D’autres font véritablement perdre du temps : on se bousille soi-même, on approche le moment de la fin ; mais un coup de chirurgie ou autre peut dans certains cas permettre de regagner le temps perdu. En fait, le seul temps véritablement perdu est le futur : c’est le seul que l’on peut avoir la chance de reprendre. Le temps présent, lui, est définitivement passé l’instant suivant. Bref, on a une grande équation à plein d’inconnues : ce que l’on fait dans le présent, l’impact que ça a sur notre futur. Mais bien souvent, on n’a aucune idée de l’impact du présent sur le futur ; on s’en rend compte plus tard, et on regrette, ou pas. Mais c’est trop tard : c’est passé, dépassé, dépensé, perdu. Ce sont des questions banales, mais il y a tellement de choses qui entrent en jeu, tout est si vite arrivé. Si je marche dans la rue et que je fume, il est probable que j’aurai un cancer du poumon. Mais peut-être qu’en écrasant mon mégot, à cause de cet instant de 3 secondes durant lequel j’aurais continué à marché si je n’avais pas fumé, je traverserai la route 3 secondes plus tard, et je ne serais pas tué par le chauffard qui vient de débouler. Dans ce cas, fumer a évité de mourir : rien n’est automatique, on ne sait pas si nos choix sont les bons ou pas pour vivre plus. On peut regarder les statistiques, mais au final, les statistiques ne sont que la synthèse de trajectoires individuelles très différentes les unes des autres. Tout ça pour dire que si ça se trouve, en perdant deux mois de ma vie sur le GR10, je pourrais peut-être éviter une mort précoce. Ou au contraire me tuer plus tôt. Peut-être que ça ne changera strictement rien. On n’en sait rien. Alors au final, pourquoi ne pas se faire plaisir, et partir deux mois en randonnée parce qu’on le veut. Parce que c’est une manière d’utiliser son temps comme une autre, et parce qu’on en a juste envie. Est-ce un mauvais usage de son temps que de se lancer des défis, de partir à l’aventure, de voyager, de se défoncer physiquement, de se dépasser moralement ? Dans ma tête je suis prêt, parce que je suis jeune et con et absolument pas préparé. J’aime marcher, j’aime les Pyrénées et je sais que la nature est plus forte que moi et impitoyable. C’est ma seule motivation pour faire ce GR10. J’ai juste envie, pendant deux mois, d’oublier ma vie, d’oublier le temps qui passe, de me déconnecter du monde, de marcher, de traverser les Pyrénées. Ce qui est une perte de temps, c’est d’y penser, d’en rêver, de l’imaginer, d’en parler, et de ne pas le faire.

Aller plus vite. Ne pas perdre son temps dans des futilités. Être productif tout le temps. Tout, tout de suite. Plus, plus vite. Produire, consommer. On en revient toujours à cette même société de consommation, tant décriée, et pourtant perpétuée. Il y avait un peu de ça dans ce “mais tu vas perdre deux mois de ta vie à marcher”. L’idée que marcher, c’est futile, et même pire, inutile. Que marcher, ça n’apporte rien à la société. Et pourtant. Chaussures de randonnées ultra-confortables dernier cri avec des ressorts pour aller plus vite. Eau énergisante et barres de céréales pour récupérer plus vite. Tente dépliée en deux secondes pour dormir plus vite. Topoguides incluant cartes et indications pour partir plus vite. Kit avec gourde, boussole et nécessaire de survie pour se préparer plus vite. TGV jusqu’à Hendaye pour arriver au départ plus vite. Randonner plus vite en quelque sorte, et surtout consommer, avant, pendant, et après. S’isoler de la société pendant deux mois pour se retrouver face à soi-même, et ce faisant, contribuer à la souveraineté de la société de consommation. Et si la vraie remise en question, c’était de n’aller nulle part, simplement de vivre sobrement chez soi ? Marcher autour de chez soi, aux heures perdues, regarder vivre les gens autour, regarder comment ils vivent, nos voisins, si proches et pourtant si lointains.

Matthieu CARLESSO