Théâtre

Suite et (F)aune, chorégraphies de l’extrême

imageSuite est une pièce chorégraphique interprétée par Eric Fessenmeyer et Julie Coutant et d’une durée de 22 minutes. Précisons tout de suite au festivalier gourmand et qui adore les plats roboratifs que ces 22 minutes en valent bien 70, durée moyenne des pièces du Off. Attention, je ne veux pas dire que ces 22 minutes paraissent un siècle ou 70 minutes. La réalité est que ces 22 minutes sont si denses en contenu que c’est un peu comme si en 22 minutes on avait fait un tour complet de la Terre. Attention encore, ne vous attendez pas à une suite de tableaux folkloriques reprenant des bouts de cultures locales situées sur la surface du globe. Non, le spectacle est sobre mais il donne beaucoup à voir et à réfléchir.

Eric Fessenmeyer est bien bâti, bien musclé et souple comme une gazelle (c’est injuste quand on y pense). Julie Coutant a des muscles mais elle est mince, certains diraient maigre. Elle offre au public une silhouette longiligne. Le plus étrange est son côté androgyne. Certes, de face et avec le bon éclairage, on a pas de doute, à la fin de Julie, il y a bien la voyelle e ; de dos, de 3/4 on croirait distinguer un jeune homme un peu fluet, et la on se demande si Julie ne se termine pas avec la consonne n. Cette ambiguïté n’est pas sans ajouter du mystère à cette pièce.

Les deux danseurs sont comme des planètes dont les trajectoires les font se frôler puis les éloignent. Sauf que les trajectoires des planètes, vous le savez bien, sont le résultat d’un équilibre complexe entre des forces et la vitesse, bref le résultat d’un hasard…enfin si je décide de lettre de côté Dieu etc… Or ici, les trajectoires des danseurs sont les fruits délibérés de leur libre arbitre. Ils sont comme deux prisonniers qui explorent leur prison pour trouver une issue. Il sont deux êtres qui unissent leur force pour aller ailleurs. Le finale par sa simplicité et sa beauté fait incontestablement passer la mise en scène des Damnés pour le délire d’un enfant gâté qui a jeté tous ses jouets à la face du public. Le final de Suite est un pur moment de poésie. Un léger passage de lumière tamisée du public aux deux personnages révèle tour à tour le public aux héros de cette chorégraphie, et les visages de ces héros au public. L’issue a t-elle conduit les danseurs dans un monde plus apaisant ? La question sera éternellement posée car la lumière va perdre son intensité et plonger public et personnages de la scène dans une nuit sans étoiles. Enfin sans étoiles ? Pas sur ! Julie Coutant et Eric Fessenmeyer sont à leur manière de belles étoiles, non pas de la voute céleste mais de la galaxie de la danse.

image(F)aune est une chorégraphie interprétée par David Drouard et par …..grand nounours, d’une durée de 50 minutes. Comme pour Suite, la durée de la pièce est sans lien avec son intérêt et son intérêt est très grand. Tout débute par l’émergence dans la pénombre d’un ours grand de 3 mètres ou même plus. Difficile à dire car il est flippant. L’animal, on est mal, comme dirait Manset, découvre qu’il est seul sur le plateau et se révèle un peu gauche dans ses déplacements. Le public est parfaitement silencieux, une certaine rêverie se propage entre les rangs …. et si la scène était séparée de nous par une épaisse vitre blindée…se serait plus rassurant. Nounours géant vérifie qu’il est bien seul sur scène. Cela semble un peu l’agacer. Le public est en voie de minéralisation. Certaine solitude sont trop pesante surtout quand l’état physique du solitaire ne permet pas ce luxe. Badaboum l’animal se vautre sur le sol. Est-il terrassé ? Est-il endormi ? Le public n’est pas sorti de son traumatisme. Sous un éclairage discret, un nouvel animal va surgir sur la scène selon un procédé très connu des mammifères. Le nouvel arrivant est petit, informe mais nerveux et assez anxiogène…. Est-ce un crustacé de grande taille pour le coup ? Est-ce un monstre indéfinissable ayant peut être des liens génétiques avec Mother (référence très anxiogène à Alien). La réponse est impossible à donner tout de suite. La chose s’excite, semble vouloir libérer de son corps des organes encore repliés. Elle s’agite pour faciliter l’irrigation sanguine de ses extrémités encore crochues. Toute cette agitation lui fait parcourir la scène de façon saccadée. Le public totalement subjugué (en réalité au bord de la crise cardiaque) admire cette créature qui n’a jamais été et ne sera jamais aussi belle que sur scène. La chose transpire. Elle dégouline même comme si elle avait baigné dans un liquide…et oui et oui, on commence à se faire de drôles de suppositions dans les rangs du public. Cette chose, de façon sidérante et dérangeante, va devenir homme. David Drouard donne existence à cette créature avec un réalisme troublant. Musclé comme il se doit, Le danseur va nous donner à voir un rituel sacrificiel, un rituel aux relents primitifs. Nounours sera démembré et sa tête deviendra le trophée de l’homme qui, comme un dieu antique, va régner sur la scène. Au final, une grande tendresse nait en nous pour David Drouard tant on devine que sa prestation est un défi physique. D’une certaine manière, David Drouard par sa grâce et son animalité me fait songer à Bill. T. Jones, un danseur aujourd’hui oublié mais oh combien physique et talentueux.

Suite et (F)aune sont des spectacles physiques, de sueur ; des spectacles sans artifices. Les corps des danseurs sont les seuls outils d’expression et ce qu’ils ont à dire est fort, les corps doivent hurler de tous leurs muscles. Un troisième personnage est présent dans ces deux chorégraphies : la musique ou plutôt la bande sonore. Avec Suite, nous écoutons une musique industrielle au sens des sonorités. Des éclats de son dans les tonalités graves ponctuent le temps. Incontestablement, l’illustration sonore de Suite est une réussite. Il y a comme une sorte d’évidente cohérence entre ce que nous voyons et ce que nous entendons. Pour (F)aune, la bande son est plus agressive et sur la fin de la chorégraphie, la reprise en boucle du même objet sonore est un séquençage de trop ( et oui, il y a du séquencer dans cet ouvrage).

Suite et (F)aune se dansent au Grenier à sel à 15 heures 20 pour Suite et à 16 heures 15 pour (F)aune.

Fred Lecoeur

(Publication initiale : 14 juillet 2016)