Réflexion

Le cadavre au scalpel

Les fêtes de fin d’année s’annoncent sonores, riches en couleurs et saveurs. On s’amuse, on s’enivre. Le scintillement des guirlandes et les pyramides de chocolats font oublier, pour quelques heures, l’inéluctable fatalité de la fin car la mort, sans relâche, fêtes ou pas, accomplit sa besogne.

Je me souviens d’un vieux film français en noir et blanc et d’une scène en particulier où le grincement des roues d’une charrette terrifiait un personnage malade et affaibli. L’homme entendait la carriole de la mort qui approchait, son tour était venu. Je me demande souvent si, dans les dernières heures, la porteuse de faux se matérialise ; si des sons inaudibles aux bien portants ne résonnent pas aux oreilles du mourant ; si une autre réalité devient accessible à celui qui n’est presque plus sans avoir encore expiré.

Le devenir du corps abandonné par la vie fascine les vivants. Cette fascination est toutefois tentée d’effroi. Contempler les restes de celui qui fut, c’est contempler son futur terrestre, ce qu’il adviendra de nous. Qui n’a pas songé en observant un crâne, en parcourant des catacombes que ce qu’il observe était vivant et qu’un jour, il ne sera lui même qu’un amas d’ossements ?

La mort survient à tout moment. Elle ne s’embarrasse pas de protocole. Violente et cruelle, douce et attentionnée, propre ou sale, vulgaire ou élégante, elle est celle qui endosse les rôles les plus variés et jouent sur tous les registres.

Je me souviens d’un livre surprenant publié au début des années 80. La photo de couverture faisait rêver : une forêt de gratte ciel caressés par le soleil s’étendait à perte de vue. C’était New-York. Le titre était moins propice à la rêverie :Illust5 « Mourir à New-York ». Cet ouvrage rassemblait les souvenirs les plus intéressants de Jean-Pierre Lahary, un médecin français travaillant à la morgue de la ville qui embrasse le ciel. A l’époque, 90 000 corps arrivaient chaque année à la morgue de New-York… Quel est le chiffre aujourd’hui ?  Cet éminent spécialiste des corps avait pour spécialité de traquer le crime en étudiant le cadavre et surtout, en reconstituant les circonstances de son passage à trépas. C’était bien avant les écrits de Patricia Cornwell et ses études à la ferme des morts ; c’était bien avant la profusion de séries télévisées mettant en scène des experts à la recherche des indices présents sur ou dans le cadavre. La lecture de ce livre était étourdissante, à la limite du croyable : morts poussés sous le métro, morts par la chirurgie esthétique, corps démembrés, réduits à maigres portions…. L’ouvrage, une fois franchi le cap de l’horreur, se lisait avec délectation pour une raison simple : il était nécessaire et enthousiasmant de comprendre ce qui c’était passé pour redonner dignité à celle ou à celui qui avait été arraché à la vie. Comprendre, c’était rendre justice et pénétrer avec déduction, subtilité et à petit pas dans les méandres du cerveau humain. Comprendre, c’était croiser les peurs, les haines, les dérangements, les croyances du tueur. Approcher du mode de pensée du tueur et de sa mécanique violente, c’était lever un voile sur la société, dans le cas présent, une société urbaine, un territoire où vivent plus de 10 millions de personnes.

La mort, le corps, son devenir et ceux qui gravitent autour du cadavre sont le sujet d’un livre exceptionnel, passionnant et déroutant :  « Morgue, enquête sur le cadavre et ses usages » de Jean-Luc Hennig. Cet ouvrage, initialement publié Hennigen 1979, a fait l’objet d’une belle édition  en 2007 chez Verticales/Phase deux.  L’auteur n’est pas médecin légiste comme Jean-Pierre Lahary mais écrivain, enquêteur, chercheur. Il nous parle de la morgue, de l’institution et remonte, pour celle de Paris,  à l’année 1886. Les garçons de morgue, les légistes, les instruments utilisés pour ouvrir, découper, dépecer et recoudre le cadavre sont évoqués. Livre sombre. Livre de chairs putréfiées, maquillées, d’organes prélevés, de tête décomposées, de matières molles. Les blagues des internes de médecine sont évoquées. La mort croise la sexualité, une sexualité sauvage pour oublier, oublier la puanteur de la chair qui se décompose à toute vitesse. Toutes les sécrétions des corps se mêlent dans un théâtre de l’horreur ou de l’absurde. Livre sur les dessous de la société et sur sa façon d’extraire le mort du visible. Aujourd’hui, la mort est un mot, elle ne doit plus être un éclat blafard, une odeur âcre, un écoulement de liquide. La mort doit être virtuelle, un concept de l’absence permanente. La morgue est le contraire d’un espace virtuel : elle est l’antichambre de l’oubli, la salle de déshabillage, de maquillage et de rhabillage. Cet ouvrage est parsemé d’intermèdes littéraires et de clins d’œil sur des lieux emblématiques. On retrouve brièvement New-York, le père Lachaise, des hôpitaux célèbres…

Autre ouvragé étonnant, celui de Michel Sapanet médecin légiste qui évoque les cas les plus emblématiques de saSapanet carrière. « Chroniques d’un médecin légiste » sorties en 2009 chez Jean-Claude Gawsewitch Editeur, puis en poche dans la collection « Pocket » en 2010. Michel Sapanet nous conduit sur les lieux du crime, les lieux de découverte d’un cadavre, les lieux d’accident ou de suicide. Horrible évocation d’un accident de la route. La vitesse, une visibilité réduite, un camion et un carambolage monstrueux. Véhicules encastrés, tôles superposées et léchées par les flammes de l’incendie.  Les autorités administratives voulaient au plus vite retrouver les restes de l’inspecteur d’académie. Pressions sur le médecin légiste…. l’inspecteur sera retrouvé quasiment réduit en cendres.  Sapanet, en des termes simples et cliniques mais jamais ennuyeux, décrit et explique son travail de légiste au gré d’exemples vécus et pour le moins insolites. Il traque les indices pour mettre en lumière les causes du décès. Il participe aussi à ce travail de deuil des familles en rendant le corps présentable. Curieusement ce rapport journalier avec le cadavre n’a aucune incidence sur le moral du praticien. La mort ne rend pas la vie morne et triste. Le médecin légiste a une mission essentielle, celle de faire parler le corps du défunt mais aussi celle de préparer les vivants à survivre au départ d’un proche. Le livre se lit à la manière d’un roman policier. De nouvelles chroniques de Michel Sapinet, toujours chez le même éditeur, ont été publiées depuis 2009.

Le cadavre est parfois recherché pour les richesses qui l’accompagnent ou du moins qui sont censé l’accompagner. Les profanateurs de tombe sont légions depuis les pillages, dès l’antiquité, des tombes pharaoniques. Récemment, un fait divers dans la banlieue de Lyon révélait les pratiques douteuses de fossoyeurs arracheurs de dents en or. La littérature a souvent mis en scène la confrontation de la mort avec la cupidité. La nouvelle « Le collier » extraite du recueil « Monochrome Killer et autres clefs » de Pascal Gouriou (Editions SansQu’ilSoitBesoin, 2012) confrontait la cupidité d’une femme avec la dépouille de son ancêtre. Sous prétexte de récupération d’un caveau, la réduction du corps envisagée n’avait que pour objet la récupération d’un bien enseveli avec le cadavre. Hélas, le cadavre ne l’entendait pas de cette oreille. Le corps, loin d’être tombé en poussière, s’était momifié comme pour mieux contrecarrer les ambitions pécuniaires des générations futures.

En fait de poussière, considérée alors comme rappel des origines et souvenance des fins, sais-tu  qu’après notre mort, nos charognes sont dépecées par des vers différents, suivant qu’elles sont obèses ou qu’elles sont maigres ? Dans les cadavres des gens gras, l’on trouve une sorte de larves, les rhizophages ; dans les cadavres des gens secs, l’on ne découvre que des phoras. Ceux-là sont évidemment les aristos de la vermine, les vers ascétiques qui méprisent les repas plantureux, dédaignent le carnage des copieuses mamelles et le ragoût des bons gros ventres. Dire qu’il n’y a même pas d’égalité parfaite dans la façon dont les larves préparent la poudre mortuaire de chacun de nous ! “. “Là-bas” de Joris-Karl Huysmans.

Pour les passionnés d’histoire, trois ouvrages sont incontournables :

medecin_des_mort« Médecin des morts » (Fayard, 2006) de Philippe Chartier. Ce dernier, grand spécialiste en dépouilles de personnalités influentes et royales, sorte d’Indiana Jones des reliques, nous parle de la paléopathologie, cette science qui explique les maux dont souffrait celui qui est mort. L’étude des dépouilles exhumées de leur caveau ou des reliques permet de tracer une sorte de carnet de santé  du défunt et permet de savoir de quoi il est mort exactement. Dans ce livre, Philippe Chartier nous livre les secrets révélés par les restes des Médicis ou d’Agnès Sorel, il nous dévoile l’étrange parcours de la tête de Descartes ou d’un bout du visage de Richelieu puis il évoque la mort à travers le temps, l’espace, les cultures.

« Histoires d’Os et autres illustres abattis » (J.C Lattès, 2007) de Clémentine portier-Kaltenbach. Sobrement sous titré histoire d'os« morceaux choisis de l’histoire de France », cet ouvrage recoupe celui de Chartier pour l’évocation des restes de Descartes et de Richelieu. Toutefois, ce livre est un formidable roman biographique des bas morceaux illustres (cheveux, poils, dents, peau, cerveaux, cœurs, ossuaires). Le corps du mort devient relique, objet de collection, support de croyances, trésor d’un cabinet des curiosités. Le rapport des vivants avec la mort révèle la fascination morbide pour la destruction du corps, sa transformation en une chose laide, déshydratée ou suintante. Les vivants semblent pris de vertige face à ce corps qui redevient poussière. Jamais la séparation de l’âme et du corps n’est si manifeste que dans l’évocation de la fétichisation de ces reliques qui ne sont plus que les souvenirs physiques et palpables de ce qui a été.

corps papeLe fétichisme et la symbolique que peuvent représenter le corps du défunt seront pleinement illustrés par le remarquable ouvrage d’Agostino Paravicini Bagliani « Le corps du pape » ( Seuil, 1997). l’auteur nous montre que la papauté ne cherche pas à nous cacher la vision de la mort. Que ce soit dans son passé ou dans son présent, l’église catholique a toujours contrecarré cette tendance accentuée aujourd’hui à nier la mort et à éloigner le cadavre de la vue des vivants : le corps du pape est exhibé car le pape lui aussi est mortel. Toutefois, le caractère mortel du corps se doit d’avoir une certaine durée dans la visibilité : le corps est embaumé, mis en scène. Hélas, la vieillesse du défunt, l’impossibilité d’assurer une conservation efficace du corps et la nécessité de montrer la dépouille conduisirent à des scènes particulièrement lugubres et nauséabondes pour les contemporains, on pourrait même dire « gores » : corps putréfié paré de pierres précieuses et d’or…vanité et vacuité dans le repos éternel.

Empire de la mortEnfin, pour les amoureux de dépouilles et reliques, je vous conseille l’admirable ouvrage de Paul Koudounaris « L’empire de la mort, histoire culturelle des ossuaires et des charniers »  aux Editions du regard, 2011. Ce livre est abondamment illustré par de magnifiques photographies.  Les ossements sont mis en scène : parfois habillés, parfois utilisés comme éléments de mobilier ou de décors intérieurs. Il y a plus d’un os dans ce salon….

Un autre ouvrage mérite l’attention pour une pièce étonnante : « Charles Quint 1500-1558 » sous la direction du Hugo Solt, aux éditions Actes Sud, 2000. La page 225 du livre présente un document rare et exceptionnel : la photographie de la momie de Charles Quint prise en 1872 lors de l’ouverture de sa tombe. La vision de ce corps momifié, reconnaissable, puis celle de l’admirable portrait de l’empereur à cheval fait par le Titien n’est pas sans semer le trouble face à la petitesse de ce que nous sommes physiquement et la grandeur de ce que l’esprit peut construire, en l’occurrence dans le domaine de l’art.

« Une cliente a eu ce matin un mot bien joli, au sujet d’un coffre marin portugais, du XVIIe siècle : « Comme il est beau ! on dirait un cercueil ! » Elle l’a d’ailleurs acheté. » (Gabrielle Wittkop, Le nécrophile, Editions Verticales 2001).

Pour les passionnés de cimetière, je vous invite à lire et à suivre la rubrique Symboles et ornements à l’adresse suivante : http://kerk-hof.overblog.com/2014/02/symboles-et-ornements-1.html

Il s’agit de l’excellent blog de l’association Kerk Hof, mémoire de pierre (Cimetière de Bailleul)

(Publication initiale : 22 décembre 2013)

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