Auteurs, Littérature

Gabrielle WITTKOP à Francfort/Main

Un relent de décadence ou plutôt de dénaturation ressort du projet de visiter les lieux où ont vécu des personnalités connues. Arpenter les mêmes rues, refaire des gestes que l’on suppose avoir été ceux de cette personnalité ou, comble de l’horreur, visiter sa chambre, sa cuisine ou sa salle de bain, tout cela me fait au mieux sourire, au pire horreur. Il y a du fétichisme dans la démarche et l’expression d’une confusion mentale : l’œuvre de fiction est mêlée à la vie réelle, l’artiste cède le pas à l’être de chair commun et périssable. Certains feraient même les poubelles d’individus connus pour en extirper un déchet devenu trophée et relique. Quoi de plus important pour un lecteur que d’avoir lu, compris et avoir été « bousculé » par l’œuvre d’un écrivain ? Savoir où et comment a vécu un artiste est assez vain. Ce qui compte, c’est l’œuvre, car ce que l’homme ou la femme avait à dire et à donner se trouve dans son œuvre. Franchir la ligne de l’intimité, sans y avoir été invité, c’est aussi courir le risque d’être déçu par la banalité d’une vie quotidienne assez semblable à des millions d’autres vie quotidiennes…

Fort de cette pensée, je n’ai pas résisté à la braver et me placer en totale contradiction avec mes convictions, pour profiter d’une escapade à Francfort (sur le Main) et me rendre dans le quartier, la rue, l’immeuble (je n’ai pas pu aller plus avant dans mon exploration) où a vécu Gabrielle WITTKOP. Curiosité malsaine ? Fétichisme ringard ? A bien y réfléchir, rien de tout cela. Alors pourquoi un tel déplacement ? Les points d’interrogation se multiplient dans cette présentation de mon escapade et révèlent que je n’étais pas très éclairé sur ma motivation. Ce dont je suis sûr, c’est que Gabrielle WITTKOP est un écrivain qui a su me déranger et me séduire. Les thèmes abordés dans son œuvre ont la particularité de glisser le regard dans les coins, recoins, plis et replis des tourments humains. L’atmosphère de ces lieux n’est pas toujours respirable. Pourtant on se laisse conduire, phrase après phrase, dans les corridors obscurs qui pullulent derrière les visages et les beaux corps revêtus de matières nobles. Les voyages proposés par Gabrielle WITTKOP provoquent parfois le malaise et possèdent la particularité de fasciner par une écriture où l’épure voisine étrangement avec le baroque. L’œuvre de Gabrielle WITTKOP est à part. Elle ne peut pas se loger dans une catégorie, une famille, un genre. Cette œuvre est comme un voile qui recouvre toute une bibliothèque car au fond elle contient l’essentiel de ce qui est abordé, esquissé ou entrevu par tous les auteurs alignés sur les rayonnages. Je dis l’essentiel car Gabrielle WITTKOP, par son regard acéré et sa plume ciselée, s’intéresse à l’essence même des choses : elle ne berce pas le lecteur d’interminables circonvolutions sur la difficulté à surmonter une soirée ratée, elle brandit simplement un miroir à la face du lecteur en lui signalant avec élégance le tracé naissant d’une belle cicatrice qui semble relier la surface visible du visage à la noire profondeur de l’âme.  Il suffit de feuilleter le magnifique ouvrage sur Paris pour se convaincre de l’originalité de l’œuvre et de sa profonde connivence avec nos tourments intimes et nos croyances sans âge. Vous l’avez compris, Gabrielle WITTKOP est un écrivain majeur.

L’envie de me rendre là même où Gabrielle WITTKOP a vécu les dernières années de sa vie me paraissait une évidence. Quelque chose qui ne se discute pas. Gabrielle WITTKOP a vécu au 25 MyliusStrasse. J’étais avec un ami. Nous avons emprunté cette rue par son extrémité la plus proche de cette adresse. Avant même de s’engager dans la rue, on devine le quartier bourgeois et bien entretenu. Visiblement, le magasin situé juste avant l’entrée de la rue, la même où elle allait faire ses courses « presque chaque matin, avec son cabas à roulettes » a fait peau neuve : peut-être changement de nom, activité étendue et peinture fraîche. Une fois sur la MyliusStrasse, quelque chose de négatif se dégage des lieux. La rue est totalement défigurée par l’omniprésence des voitures, garées ou en circulation. Pourtant cette rue a des avantages : bordée d’arbres assez majestueux, elle est une zone résidentielle toute proche d’un parc immense et d’un jardin des plantes pimpant et riche d’espèces végétales. L’immeuble où a vécu Gabrielle WITTKOP a la caractéristique des lieux où il fait sans doute bon vivre mais qui ne disent rien de cette qualité : banal, fonctionnel et froid sont les adjectifs qui surgissent en tête à la vue de ce bâtiment impersonnel, l’exact opposé de l’œuvre de Gabrielle WITTKOP.
Le jour de notre visite, une famille quittait l’immeuble. Nous étions arrivés en plein déménagement : des cartons portés à bout de bras et des allers retours incessants entre le camion et la résidence. Evidemment notre visite en ce lieu banal avec, accroché autour de mon cou, un appareil photo un peu voyant ne pouvait qu’intriguer, voir inquiéter. De façon inattendue, on nous a demandé si nous étions journalistes. Ce n’est pas le genre de question à laquelle nous étions préparés. Immédiatement, je me suis dit « Fichtre Gabrielle WITTKOP a laissé de marquantes traces dans la vie de cet immeuble ». En fait, la femme qui nous avait interrogés n’avait jamais entendu parlé de Gabrielle WITTKOP donnant ainsi un sérieux coup de grâce à la notion de célébrité et de traces marquantes laissées par l’écrivain. Nous avons été déçus car nous aurions aimé croiser quelqu’un qui aurait connu l’illustre locataire des lieux et qui nous aurait délivré quelques souvenirs personnels, suffisamment précis pour nous rapprocher temporellement de Gabrielle WITTKOP.

J’ai fait quelques photos pour me souvenir du lieu et meubler quelques minutes que je sentais vides et sans espoir de surprises. L’accès au hall de l’immeuble m’a plu avec son jardinet de pierres coincé entre les murs. Ce hall a été décrit par Nikola Delescluse dans sa postface à “La Mort de C” paru aux Editions Verticales .
Nous avons quitté le 25 MyliusStrasse pour rejoindre le parc et le jardin des plantes et faire de la sorte que nos habits de « pèlerins littéraires » se dissolvent dans la ville pour nous laisser vêtus des simples attributs des touristes en balade. Destination intéressante car elle nous obligeait à parcourir la totalité de la MyliusStrasse. Au bout de quelques pas, j’ai ressenti une ambiance que je retrouve dans l’œuvre de Gabrielle WITTKOP : nous avons croisé quelques femmes fort embourgeoisées qui nous lancèrent des regards suspicieux et assez hautains. Regards qui ont le don de vous rapetisser, de vous créditer de mauvaises pensées, de mauvaises éducations et de vous faire comprendre qu’ici vous n’êtes pas chez vous. Ces bourgeoises bien habillées et cruelles appartiennent à un monde dont on devine les glauques coins, recoins, plis et replis. Ne jamais se fier à l’apparence des choses et ne jamais oublier que sous l’impeccable finition des vêtements se trouve un corps de chair et de sang, souvent traversé par de coupables pensées. Il est clair que ces riveraines de la MyliusStrasse connaissent la recette : « battre l’œuf dans une jatte de cristal, avec de la poudre d’orphelin, une prise de styrax, une trace d’hysope et un petit gobelet de sang de mandragore blanche. Laisser reposer trois nuits en un lieu où ne tombe jamais le reflet de la Lune puis cuire au bain-marie jusqu’à bonne consistance » (Extrait de l”Almanach perpétuel des Harpies”, p.41, L’Ether Vague. Patrice Thierry, 1995) …avis aux amateurs d’émotions fatales !

Une maison abandonnée sur la MyliusStrasse attira le regard. Le lieu possède le charme désuet des belles oubliées. La rouille, la poussière et les mauvaises herbes recouvrent peut être de vieilles atrocités. Je me plais à trouver dans cette rue des cailloux imaginaires qui traceraient des pistes jusqu’aux plus sombres intrigues de la romancière. Arrivés indemnes à l’extrémité de la rue, nous avons bifurqué sur la gauche en direction des serres, du parc et du jardin.

Comme toute ville allemande, Francfort sur le Main est verdoyante et offre à ses habitants de l’espace pour se délasser : pelouses immenses et chemins ondulant entre des bosquets. Nous avons croisé un arbre dont le tronc semblait avoir capturé un des personnages du sommeil de la raison. Gabrielle WITTKOP s’est promenée dans le Grüneburgpark. A-t-elle remarqué cet arbre ? Il me plaisait de le croire. Nous avons continué jusqu’au jardin des plantes. Lieu reposant et kaléidoscopique. Gabrielle WITTKOP appréciait les belles floraisons de ce jardin. On la comprend.
Le lieu offre de spectaculaires métamorphoses. En quelques pas, vous traversez les continents. Les jardiniers, à l’apparence débonnaire, plantent, taillent, cerclent, éliminent, terrassent une terre et une nature dociles. Il y a plusieurs vies en ce lieu, plusieurs espaces géographiques.

La métamorphose du paysage s’accompagne de celle des hommes. Rien n’est figé et aucune vérité ne peut éclairer durablement un réel insaisissable par nature. Parcourir la MyliusStrasse, traverser le Grüneburgpark et flâner dans le jardin des plantes offre au lecteur l’occasion d’entrapercevoir l’ombre de Gabrielle WITTKOP de façon inattendue.

 

 

 

 

Croyez moi, au terme de cette visite, je rejette l’idée d’une systématique décadence ou confusion mentale dans le projet de parcourir les lieux où a vécu un artiste.

Pascal GOURIOU

Merci à Nikola Delescluse pour les informations communiquées.
Actualité concernant l’œuvre de Gabrielle WITTKOP :
Parution en octobre 2015, chez Wakefield Press, de la traduction anglaise de “Sérénissime assassinat” et des “Départs exemplaires” de Gabrielle Wittkop. (Voir page Facebook de Nikola Delescluse)