Autographes

Jean TARDIEU

Le destinataire de cette dédicace a souhaité conserver l’anonymat. A l’aide de ciseaux, il a découpé la page du livre pour arracher son nom comme on arrache une écharde d’un corps. C’est sans pitié, sans respect pour le livre et sans respect pour l’écrivain. Ce nom qu’il fallait préserver est une écharde. Cela en dit long sur l’image que le porteur de ce nom avait de lui-même… Soyons réaliste, cette pratique a pour but de ne pas révéler qui a vendu le livre qui sans aucun doute avait été offert…

Mais l’autographe est là :

« Pour ( …)

Ces personnages sans figure,

ces mots sans image,

ces voix sans timbre,

avec la grande estime et la sympathie de Jean Tardieu »

A Gerberoy, un des plus beaux villages de France, un vieux monsieur faisait peur aux habitants au volant de sa voiture aux milles chevaux…

Jean Tardieu est mort le 27 janvier 1995 à l’âge de 92 ans. Ecrivain et poète français, il a jeté sur le papier des mots au pouvoir magique, des mots comme autant de clefs qui ouvrent les corps, les portes, la matière pour laisser glisser la lumière, l’âme. L’homme n’est plus de sang et de chair. Il est son propre observateur qui devient léger au point de devenir immatériel. Léger mais curieux, léger mais profond. Il interroge le monde, il s’interroge lui-même.

Souvent je fuis les traits familiers

du monde étroit qui nous est assigné (…)

Je suis sans voix je n’ai plus de langage,

plus de bateau pour un si long voyage !

L’œil fixe, je me tais, en attendant

d’apprendre enfin la langue du néant.”

(« Personne »  dans le « Témoin invisible »)

La poésie de Jean Tardieu efface le grand tableau noir de la vie encombré de trop de détails pour ne laisser que quelques éléments face à l’homme. Cette relation privilégiée entre l’homme et un morceau du monde met la pensée en abîme. Les choses inertes et silencieuses entendent et voient. Le passage des hommes ne passe pas inaperçu. Ces choses voudraient parler car elles ont des choses à dire…

Monsieur soudain ceci

soudain ceci m’étonne

il n’y a plus personne

pourtant moi je vous parle

et vous, vous m’entendez

puisque vous répondez !

-Monsieur ce sont les choses

qui ne voient ni entendent

mais qui voudraient entendre

et qui voudraient parler.”

(« Monsieur interroge monsieur » dans « Monsieur monsieur »)

Jean Tardieu nous amène à retrouver la fraicheur de l’enfance. Il nous pousse à l’émerveillement, la curiosité, une attitude non blasée car tout est à découvrir, toute chose a son histoire, son rôle. Le monde est une source infinie de questionnement. Tous ces sujets de questionnement, d’étonnement occupent si fort l’homme que le miracle se produit : la marche du temps s’inverse, piétine, se fait légère. L’homme échappe enfin à ce grand sculpteur qui creuse les rides et vide la mémoire. La curiosité du monde fait rajeunir…

Comme ils vieillissent vite, pensai-je !

Et moi qui rajeunit à chaque instant !

(« Le petit optimiste » dans « Monsieur monsieur »)

Jean Tardieu est le poète de la complexité du monde, de l’immatériel, de la relativité des choses, de leur contraire, du solide et du liquide. Le sucré côtoie le salé dans la même paume. L’homme est femme et la femme est homme. Le visage est tour à tour souriant, triste, inquiet et rassuré. La pierre fond dans la main et s’évapore. Où est le vrai, où est le faux, existent-ils seulement ?

Toute ma vie est marquée par l‘image de ces fleuves, cachés ou perdus au pied des montagnes. Comme eux, l’aspect des choses plonge et se joue entre la présence et l’absence. Tout ce que je touche a sa moitié de pierre et sa moitié d’écume.

(« Mon pays des fleuves cachés » dans « Retour sans fin »)